Le néant est si angoissant
Pour parvenir à un réel travail de l’empathie historique, l’élève doit être amené à mettre de côté ses repères culturels. Cette tâche est un processus abstrait, déstabilisant et angoissant, car en déconstruisant ce qui l’entoure et le définit, c’est-à-dire sa propre culture, l’élève se retrouve à « flotter dans le néant ».
Étape cruciale pour la suite du travail, la prise d’un recul vis-à-vis les repères culturels soulève un problème important : celui de la motivation. Dans l’article de la semaine dernière, cette difficulté a été soulignée par Jean Blouin : « Je me sens incompétent à répondre à la question puisque le sujet est en dehors de mes repères culturels. Peut-on se sentir déphasé par rapport à des éléments de la «culture populaire ?»». Ce commentaire montre bien comment le travail de l’empathie historique demande à la fois une bonne connaissance des repères culturels du passé et la volonté de se départir de ses propres repères. Conséquemment, cette difficulté affecte directement la motivation de l’élève à réaliser la tâche : face au fossé qui sépare le présent du passé, l’élève peu motivé et peu persévérant peut facilement se décourager. Il peut également se sentir déphasé et même incompétent devant la tâche ce qui l’amène à se désengager du travail qu’il doit réaliser. Ultimement, l’élève peut en venir à adopter des stratégies d’évitement.
Que peut-on faire pour minimiser ce sentiment d’insécurité? Réduire au maximum la période d’incertitude semble être l’une des meilleures méthodes à appliquer. Par exemple, Jean Blouin a été incapable de répondre à la question, car il ne connaît pas les éléments qui caractérisent l’univers de « Starwars ». Dans le cas d’un travail d’empathie, comme celui sur Jean Talon présenté précédemment, l’élève doit posséder certaines connaissances historiques pour traverser rapidement le fossé qui sépare son présent du passé. Ces connaissances l’aideront à éviter les pièges du présentéisme (lorsque l’on donne au passé des valeurs ou caractéristiques retrouvées uniquement dans le présent).
Le développement des connaissances historiques se fait alors à partir des documents historiques et des explications fournies par l’enseignant. Les documents historiques sont intéressants parce qu’ils permettent à l’élève de constater qu’il existe différentes interprétations pour un seul et même évènement. Dans le cas du travail sur Jean Talon, l’enseignant doit fournir aux élèves des documents ayant été écrits à la fois par Jean Talon et par Jean-Baptiste Colbert. De plus, il est important d’incorporer des textes provenant d’autres acteurs qui ont été plus ou moins importants en Nouvelle-France pour ainsi multiplier les opinions et perspectives sur le sujet. Les sources permettent donc aux élèves d’identifier les différences et les similarités entre leur culture et celle d’une autre époque. En d’autres mots, les connaissances forment le cadre qui guidera l’élève tout au long du travail. Notons cependant le travail essentiel de l’enseignant dans cette tâche puisque c’est seulement avec son soutient que l’élève parviendra à interpréter les documents historiques.
Notons cependant qu’il n’est pas toujours aisé de trouver des documents historiques pertinents et accessibles. Les manuels scolaires sont souvent incomplets et les sources proposées sont courtes et ne présentent pas toujours différentes perspectives. De plus, les documents d’époque peuvent être difficiles à comprendre, alors il est nécessaire, voire même obligatoire pour un enseignant d’éditer ces documents pour en facilité la compréhension. Le travail des textes d’historiens pose également problème puisque l’opinion de l’élève est déjà teintée par la vision d’un autre individu qui a sa propre perception du passé. De plus, il n’est pas toujours facile pour un élève de critiquer le texte d’un historien, les compétences et les connaissances nécessaires lui font souvent défaut.
Comment évaluer l’interprétation d’une source historique
J’ai une vision plutôt relative de la « Vérité ». Selon moi, il est impossible d’atteindre la « Vérité » en histoire. Conséquemment, j’enseigne une vision de l’histoire qui est construite à partir de ma perspective culturelle tout en tentant d’être extrêmement critique envers cette vision. Il ne faut jamais oublier que l’enseignement de l’histoire change selon les époques. L’interprétation du passé faite par les historiens des années 1940-1950 est bien différente de celle retrouvée d’aujourd’hui. Cela ne veut pas nécessairement dire que les interprétation provenant des années 50 sont fausses. Au contraire, comme le dit Peter Seixas :To historicize history is to understand that today’s methods for establishing truth are no more than today’s method. Ultimement, cette réalité s’applique aussi à l’empathie historique, car comme Kenobi le mentionne à Skywalker, tout est relatif à la perspective de l’individu.
J’aimerais citer Avenger qui a répondu à la question sur Skywalker et Kenobi : « Ce n’est pas possible dans ce cas particulier d’avoir une évaluation purement objective, car les deux sujets sont biaisés. ». Dans la plupart des courants de pensée modernes, l’objectivité parfaite n’existe pas et il est impossible pour un individu de faire entièrement abstraction de son identité culturelle. Par conséquent, lors de la mise en place en classe d’une activité sur l’empathie historique, il se pourrait que deux élèves proposent des interprétations opposées sur un seul et même sujet. Que faire lors de l’évaluation? Accepter les deux interprétations? Pour moi, cette situation est problématique, car je suis toujours à la recherche d’une équité et une égalité entre mes élèves, mes groupes et ceux des autres enseignants.
Par exemple, un élève m’a déjà expliqué que Jean Talon était inquiet de son arrivée en Nouvelle-France, tandis qu’un autre m’écrivait au même moment que Jean Talon était optimiste de son arrivée en Nouvelle-France. Les deux élèves ont expliquer leur point de vue en utilisant les mêmes éléments pertinents. La même situation s’est reproduit avec la question de la semaine dernière : Conrad Dubois indique : « Je crois que Luke Skywalker a raison. ». Pour sa part Zealous écrit que « On peut dire que Kenobi a raison ». J’ai aussi Nadine qui m’a dit que « Luke Skywalker a raison : Anakin est Darth Vader ». Ainsi, la difficulté pour l’évaluation de l’empathie historique n’est pas de savoir si les élèves sont en mesure de faire preuve d’empathie, mais bien s’ils sont capables de fournir les bons arguments pour soutenir leur point de vue. Ainsi, trop fréquemment, les informations retrouvées dans les productions des élèves ne sont pas suffisantes pour que l’enseignant puisse porter un jugement critique et évaluer objectivement la pensée historique de l’élève.
Pour cette raison, il est important de porter une attention particulière à la justification empathique que l’élève doit réaliser dans la tâche 4 de l’activité. Pour illustrer ceci, je me servirai de la question de la semaine dernière et des réponses fournies par les lecteurs. Dans le cas de la question sur Anakin, Zealous et Conrad justifient très clairement leur interprétation en utilisant des arguments logiques et pertinents : Zealous nomme une caractéristique très importante de l’univers de « Starwars » qui est le concept/contexte de bien et de mal absolu. Pour sa part, Conrad mentionne que Luke Skywalker a ressenti un soupçon de bien dans son père, ce qui n’est pas faux, car dans « Return of the Jedi » Luke démontre clairement, en sauvant son père, qu’il avait raison. Toutefois, dans mon évaluation, j’accorderais plus de points, mais pas beaucoup plus, à l’explication de Zealous, car « Starwars » semble plus caractérisé par une dichotomie entre le bien et le mal, alors que la présence d’une zone grise, comme Conrad le mentionne, est plutôt la projection de concepts provenant de notre société.
Finalement, il ne faut jamais oublier que si les historiens ne mettaient jamais en question l’histoire en proposant des interprétations différentes sur le passé, la discipline stagnerait. C’est pour cette raison qu’il faut encourager l’élève à interpréter logiquement les évènements qui ont marqué le passé. Lorsque vous corrigez le travail d’empathie de vos élèves, il faut se souvenir que votre propre culture est un obstacle important à l’évaluation objective de l’interprétation empathique de l’élève. De plus, il est nécessaire de toujours expliquer votre correction dans la partie de justification de la pensée historique/empathie historique pour que l’élève puisse comprendre ses erreurs et ainsi poursuivre le développement de sa propre pensée historique.
C’était le dernier article sur l’empathie historique, alors j’espère que la série a pu vous être utile.